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CHANSONS POPULAIRES DE HAUTE BRETAGNE par Arthur de la Borderie.

La chanson des Gars de Campénéac

Je commence par ce que je connais de plus ancien, une chanson qui remonte au moins au XVIe siècle et qui est encore inédite (Du moins elle l'était quand je la publiai pour la première fois, il y a dix ans, dans le Journal de Rennes; elle ne figure encore jusqu'ici dans aucun volume ni dans aucun recueil.) , qui retrace d'une façon pittoresque l'origine d'une querelle furieuse entre deux vieilles paroisses bretonnes - Augan et Campénéac - sises l'une et l'autre au pays de Ploërmel, où celte rimaille est aujourd'hui encore bien connue sous le nom de chanson des Gars de Campénéac ou, suivant la prononciation rustique, Campénia.

Je dis rimaille, car il n'est pas vrai, comme on le croit généralement, que les chansons populaires, en Haute-Bretagne ou ailleurs, n'aient ni rime ni mesure. Les rimes, il est vrai, sont ordinairement très défectueuses et ne consistent le plus souvent qu'en assonances (L'assonance est une rime imparfaite : onde et tombe, prendre et ventre, etc. Le minimum d'assonance entre deux mots consiste en ce que la dernière syllabe sonore de chacun de ces mots a la même voyelle, comme porte et loge, prêtre et messe, etc ) bien souvent aussi il n'y a de rime que de deux en deux vers; mais toujours il en existe un germe, un principe, un essai plus ou moins réussi.

Quant à la mesure, elle existe aussi nécessairement, car sans elle la chanson ne serait pas chantable, et la chanson est faite tout exprès pour être chantée. Aussi la mesure dépend-elle ici essentiellement de la mélodie; la mauvaise prononciation populaire moderne l'altère souvent. mais d'habitude il est facile de la restituer. Ajoutons que, dans sa façon de pratiquer la mesure, la poésie populaire tient rarement compte de l'e muet, et jamais quand il est à la césure.

Comme beaucoup d'autres vieilles chansons rustiques, celle des Gars de Campénéac est en vers de douze syllabes. Régulièrement, chacun de ses couplets est un tercet dont le premier vars (à rime féminine) devrait être assonancé avec le premier vers du tercet suivant; mais dans l'état actuel de la chanson, ces assonances sont nulles dans cinq couplets et à peine sensibles dans les cinq autres. Au contraire, les deux derniers vers de chaque tercet riment entre eux à peu près régulièrement. - Enfin, comme l'air appliqué à cette chanson oblige à bisser le premier vers de chaque tercet, on a pu, sans ,déranger aucunement la mélodie, faire de deux de ces tercets des quatrains.

Après ces explications techniques, assez fastidieuses, nécessaires toutefois pour indiquer le système prosodique de nos chansons populaires, hâtons-nous de citer le texte.


Les Gars de Campénéac.

Les gars de Campénia, coureurs de fileries (1) (bis),
Coureurs de fileries, au Bois-du-Loup s'en vont
Courir la filerie pour avoir un affront.

Ils marchaient deux à deux en cadets de noblesse (bis) ;
Celui qu'a la grand barbe il marchait le premier,
On voit ben à sa mine que c'est un couturier.

Ils disaient en allant: " Garçons, prenons courage !
Des fillettes d'Augan j'aurons le coeur en gage (2) "
Le plus jeun' dit aux autres: " Garçons, parlons plus bas ;
L'buisson a des oreilles, l'buisson nous entendra. "

De suite en arrivant ils se sont mis en danse (bis) ;
Ils se sont mis en danse, ont dépouillé leurs draps (3),
Les donnent à des filles qui ne les aiment pas.

Elles les ont portés dans le puits de la porte
Et ont jeté dessus des épines et des roches.
Hélas! les pauvres drôles qui ne les ont pas vus,
Leurs belles gallicelles (4) ne leur serviront plus.

Ont donné leurs bâtons à un tout vieux bonhomme (bis),
A un tout vieux bonhomme, dans le coin du foyer,
Mais avec une scie il les scie à moitié,

Quand fut le matin jour, la compagnie déloge (bis) ;
La compagnie déloge, chacun prenait ses draps ;
N'y avait que les pauvres drôles qui ne les avaient pas.

- " Les fillettes d'Augan, rendez nos gallicelles (bis) !
Rendez nos gallicelles, rendez-les hardiment!
Si vous sont reconnues, vous coût'ront de l'argent.

" Nous les ferons bannir à prône de grand messe (bis) ;
Ah! qu'vous aurez grand honte quand le curé dira :
Rendez les gallicelles aux gars de Campénia !

" Messieurs les Auganisses, les dérobeurs de ruches (bis),
Les dérobeurs de ruches et les suceurs de miel,
Ils en gardent la cire pour faire des pilets (5), "

(1) : Les fileries sont des veillées où s'assemblent les habitants de plusieurs villages pour filer du lin, du chanvre, et qui se terminent par des danses. Parfois le lin et le chanvre n'étaient qu'un prétexte ; en réalité on ne faisait que danser.
(2) : Variante: " Les fillettes d'Augan, j'aurons leur avantage. "
(3) : Draps, vêtements, ici en particulier vêtements de dessus gênants pour la danse, ces gallicelles même nommées plus bas.
(4) : Vieux mot de patois.. La gallicelle était un vêtement de dessus, sorte de sarrau ou souquenille, qui pouvait par une ceinture se serrer à la taille.

(5) : Les pilets sont des bougies de cire jaune, assez minces pour s'enrouler , que l'on mettait brûler devant les images des saints. Pour rimer avec pilets, on devait au vers précédent prononcer miè au lieu de miel.

Ceci est le dixième couplet, la chanson complète en avait douze ; je n'ai pu retrouver les vers des deux derniers qui semblent s'être effacés de la mémoire populaire. Mais si elle en a oublié la forme, elle a gardé le fond, la substance. La voici, telle que me la transmise un honorable habitant d'Augan qui l'avait recueillie de la bouche même des braves laboureurs de cette paroisse,

Les gens de Campénéac, on vient de le voir, exaspérés par la perte de leurs ,gallicelles s'étaient mis à attaquer les indigènes d'Augan et les avaient traités de voleurs de ruches. Les Auganais répondirent à cette injure en jouant du bâton. Les Campénéens voulurent riposter de même sorte et rendre coup pour coup; mais leurs bâtons (comme on l'a dit dans le 6e couplet) avaient été traîtreusement sciés à demi; dès les premiers coups ils se brisèrent; les pauvres gars ainsi désarmés n'eurent plus d'autre ressource que de jouer des jambes. Mais leurs ennemis les poursuivirent, et, les pressant de tous côtés, les obligèrent à traverser un clos couvert de genêts où ils leur avaient dressé une embûche, une sorte de barricade invisible formée par les basses branches des genêts liées entre elles dans tout le travers du champ. Les Campénéens donnèrent tête baissée dans le piège, dégringolèrent nez en terre les uns sur les autres; cette culbute générale acheva leur déroute.

C'est là ce que racontaient les deux derniers couplets de la chanson.

Cette pièce offre un tableau d'un trait naïf d'une couleur pittoresque, reflétant, comme un miroir, un coin curieux et vivant des moeurs populaires de nos campagnes il y a trois siècles.

Nul besoin d'un long commentaire pour la comprendre. La nature, la cause de l'événement est évidente: cette cause c'est la jactance des Campénéens, vantant étourdiment et beaucoup trop haut les ravages qu'ils avaient fait ou prétendaient faire dans le coeur des jeunes filles d'Augan, - en représaille de ceux accomplis dans les ruches de Campénéac par les Auganais. De ce mélange de miel volé et de fatuité rustique vint la bataille qui engendra entre les deux paroisses une querelle séculaire.

La chanson fut faite en la paroisse d'Augan pour célébrer, le souvenir du triomphe des Auganais et de la déroute de leurs rivaux. Aussi ces derniers ne pouvaient-ils l'entendre sans colère, et il était même très dangereux de se risquer à la chanter sur le territoire de Campénéac.

Il y eut, entre autres, sous Louis XV ,une rixe sanglante engagée par les Campénéens contre des soldats du roi qui, en traversant le bourg, s'étaient mis à entonner la malencontreuse " cantilène ".

Selon la tradition locale, il y aurait eu en cette circonstance coups et blessures même mort d'un ou deux soldats: donc affaire grave qui alla jusqu'au roi, lequel pour juger du cas en connaissance de cause, fit chanter devant lui la chanson. Ainsi ces couplets rustiques, quelque peu boiteux, auraient eu l'honneur de retentir sous les majestueux ombrages de Versailles.

Quelque temps après, quatre ou cinq bourgeois de Ploërmel des plus huppés, entre autres le maire de cette ville étant allés faire une visite de noces au manoir du Bois-du-Loup en Augan, s'y rafraîchirent copieusement au point d'avoir le cerveau très échauffé, et revenant de là fort gais, en passant sous le clocher de Campénéac, ils s'avisèrent, par saillie de gaîté, de renouveler la mauvaise plaisanterie qui avait coûté si cher, quelques années auparavant, aux soldats du roi.

Ils n'étaient pas au troisième couplet de la chanson que tous les Campénéens furieux se lançaient à leurs trousses. Les cinq bourgeois, bien montés heureusement pour eux, détalèrent au plus vite; cela ne les empêcha pas de recevoir pas mal de pierres et de horions, -et même M. le maire de Ploërmel se vit assailli par un dogue énorme qui, d'un bond prodigieux l'atteignit, enfonça ses crocs non dans sa chair, mais dans sa roquelaure (Casaque ou manteau à manches, fort long et fort large), la mit en pièces, en lambeaux, et la lui arracha.

Les pauvres Ploërmelais rentrèrent dans leur ville en triste état, l'oreille basse, et l'on fit sur leur mésaventure une nouvelle chanson dont voici le dernier couplet :

Aux gars de Campénia enfin l'on fera grâce,
Et chacun chantera désormais, en leur place,
De Noël jusqu'à Pâque, de Pâque jusqu'à Noël :
Rendez va leurs casaques aux braves de Ploërmel !

Aujourd'hui même encore, prétend-on, il ne serait pas sans danger sur le territoire de Campénéac de chanter la vieille chanson.

 

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